Autant que savoir, douter lui plaît;

Sharon eut du mal à descendre les escaliers. Elle était percluse de courbatures et souffrait d'une migraine épouvantable. Comme si quelqu'un lui avait enfoncé un couteau dans l'œil droit et s'amusait à tourner délicatement la lame au moindre de ses mouvements. Arrivée dans le hall, elle se tint au mur pour retrouver l'équilibre. Elle grelottait, elle étouffait. Elle songea un moment à retourner se coucher mais l'idée de remonter ses sept étages lui parut impossible. Elle se coucha sur son réservoir et laissa la vitesse faire son merveilleux travail de désencrassement ; les jambes plaquées, bras tendus, poitrine au chaud et casque prêt à se fissurer, elle tordait son poignet au maximum pour planter là ses emmerdes et ne plus penser à rien.
Elle allait vite. Beaucoup trop vite. C'était pour voir.
Sharon était calme aux feux rouges, ne laissait jamais de gomme sur le bitume, ne se la mesurait pas avec d'autres et ne voyait aucun intérêt à prendre un risque idiot. Simplement, dès qu'elle en avait l'occasion, elle s'échappait, partait seule essorer les gaz et accabler son ange gardien. Le problème, c'était que ça n'était plus si efficace cette affaire ... Même à 200, la légèreté ne venait plus. Même à 210, même à 220, son cerveau continuait d'usiner. Elle avait beau se faufiler, biaiser, godiller, s'arracher, certaines évidences restaient collées à son blouson et continuaient de lui bouffer la tête entre deux stations d'essence. S'il est impossible de ne pas penser à quelque chose, il reste encore possible de penser à autre chose. Elles sont bien noires, les pensées des nuits blanches. Elle zigzaguait entre les lignes blanches et avait relevé sa visière pour sentir le piquant d'un soleil de matinée. La relâcher un moment, c'est bien ; mais il faudrait avant tout lui enseigner l'usage de la liberté. Et l'automne, cette conclusion d'été et printemps de l'hiver, orne les feuillages de pourpre et de mordoré. Une brise les emportent, les malmènent. Demeure d'or et de pluie, la saison l'immerge. Période éphémère. Certains attendent que les temps changent, d'autres les saisissent avec force et agissent. Sharon, elle ... Elle accélère encore ; elle connait ses limites. C'est pourquoi elle va au-delà.
Les être sensibles ne sont pas des êtres sensés.

Décidément...
Elle était encore là. Assise près de la machine numéro sept avec son sac de linge mouillé entre les jambes. Elle lisait. Sharon s'installa en face d'elle sans qu'elle l'eût remarqué. Ça la fascinait toujours ce truc là ... Comment elle était capable de se concentrer ... La succube joua à un petit jeu : Imagine que tu viens de rentrer dans cette laverie pourrie de l'avenue principale du centre ville de Londres un 15 novembre à cinq heures de l'après midi et que tu vois cette silhouette pour la première fois de ta vie, qu'est ce que tu te dirais ? Sharon se cala dans son siège en plastique usé, enfonça ses mains dans son blouson en cuir et plissa les yeux.
D'abord, tu penserais que c'est un mec, ouais. Comme la première fois. Peut être une folle, mais un type vachement efféminé quand même ... Donc t'arrêterais de la regarder. Quoique ... Tu aurais des doutes malgré tout ... A cause de ses mains, de son cou, de cette façon qu'elle avait de promener son pouce sur sa lèvre inférieur ... Ouais, tu hésiterais ... C'était peut-être une fille finalement ? Une fille habillée en sac. Comme si elle cherchait à cacher son corps ? Tu essayerais de regarder ailleurs mais tu ne pourrais pas t'empêcher d'y revenir. Parce qu'il y avait un truc, là ... L'air était spécial autour de cette personne. Ou la lumière peut-être ?
Voilà. C'était ça.
Si tu venais d'entrer dans cette laverie pourrie de l'avenue ptincipale du centre ville de Londres un 15 novembre à cinq heures de l'après midi et que tu vois cette silhouette sous la lumière triste des néons, tu te dirais exactement ceci : ben M*rde ... Un ange ...
Elle leva la tête à ce moment-là, la vit, resta un moment sans réagir comme si elle ne l'avait pas reconnue et finit par lui sourire. Un léger éclat, petit signe d reconnaissance entre habitués.

"C'est tes ailes ?" Lui demanda-t-elle en désignant son sac.
"Pardon ?"
"Nan, rien ... "

Une des sécheuses s'arrêta de tourner et elle soupira en jetant un coup d'œil à la pendule. Pas le moindre mouvement de recul ou d'hésitation, pas l'ombre d'une grimace. Elle se leva, chargea ses vêtements en vitesse et demanda au patron de la laverie s'il pouvait lui faire de la monnaie. Puis elle retourna à sa place et reprit son livre.
Sharon était déçue.
C'était chiant les gens parfaits ...

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